«Le rôle des RH est de créer les conditions d'une évolution permanente»
Quel est le rôle de la fonction RH dans les changements de plus en plus fréquents que traversent les organisations? Deux responsables RH et deux spécialistes du changement croisent les regards.

Les intervenants (de gauche à droite): Anouchka Ramu, Sylvain Babey, Sandra Schweighauser et Nina Costioli.
Photo: Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today
En s’inspirant des huit étapes du changement identifiées par John Kotter, comment un DRH peut-il ou elle contri- buer à créer un sentiment d’urgence?
Nina Costioli: À mon avis, ce n’est pas le rôle du DRH de créer ce sentiment d’urgence. Ce sont plutôt les circonstances économiques ou structurelles qui vont la générer: un rachat, un changement majeur sur le marché, l’arrivée d’un nouveau CEO... Le rôle des RH serait plutôt de s’en rendre compte, de le cristalliser en quelque chose de palpable et de créer des espaces qui permettent la collaboration et la création de solutions, dans la collaboration et la communication.
Anouchka Ramu: En effet, ce sentiment d’urgence n’est pas le plus important, il s’agit plutôt de donner du sens et de démontrer le besoin. Les RH doivent aussi montrer ce que cette phase de transition va apporter et ensuite donner envie aux collaborateurs de s’inscrire dans ce changement. S’ils arrivent à se projeter, à comprendre que le changement répond à un besoin, les collaborateurs deviendront partie prenante.
Sylvain Babey: Oui, le rôle des RH est de bien saisir le contexte du changement et d’y apporter une réponse adéquate en collaboration avec les parties prenantes internes. Le rôle de la fonction RH, à condition qu’elle soit positionnée Head of People & Culture, sera ensuite d’agir sur la culture d’entreprise pour qu’elle soit cohérente avec les changements décidés.
Sandra Schweighauser: Je suis alignée avec ce qui vient d’être dit. Cela a été démontré et je l’ai vécu à de nombreuses reprises durant mes 30 ans de pratique: le sentiment d’urgence n’est pas un facteur de motivation pour embarquer les gens. La peur aura plutôt tendance à figer les individus. Au contraire, il faut montrer les bénéfices et prendre le temps, de manière bottom-up avec les personnes qui vont être impactées par ce changement, d’imaginer ce qu’elles auraient à y gagner. C’est beaucoup plus engageant et motivant pour tout le monde de pouvoir contribuer à construire ce nouveau futur.
Quel serait le rôle des RH?
SS: Donner du sens et expliquer le pourquoi du changement est la première priorité. La deuxième serait de jouer un rôle de facilitateur. Du moment que l’individu sera impacté dans sa façon de travailler et qu’il va devoir modifier ses comportements, les RH doivent mettre en place un environnement favorable à ces changements.
Qui est responsable de la conduite de ces changements?
SS: Le leadership du changement doit rester à la direction générale, surtout si on touche à la culture d’entreprise. La direction doit y croire fermement, avoir un comportement exemplaire et donner envie aux autres de la suivre. Le leadership joue aussi un rôle important dans la communication et dans la démonstration pratico-pratique.
Pensez-vous que le DRH doit aussi faire partie de cette coalition du changement décrite par Kotter?
SS: Le rôle du DRH est plutôt de faciliter et d’animer le changement. Le leadership doit rester à la direction générale.
NC: Tout à fait d’accord. Je vois un autre rôle très important pour les RH: celui de garde-fou des valeurs et de la culture. Notre rôle de RH est de recadrer, de créer du lien et de maintenir une continuité dans l’histoire de l’entreprise.
AR: Je vous rejoins sur tous ces points. En plus de faire partie de cette coalition du changement, le rôle des RH est d’identifier et s’assurer que les blancs sont comblés. L’humain n’aime pas le vide. Toute transition – terme que je préfère à changement car il implique une volonté et non quelque chose de subi – devrait être gérée comme un projet agile avec des sprints et des moments de célébrations à chaque étape. Cette approche introduit l’idée d’une écologie de l’objectif.
Qu’entendez-vous par là?
AR: Chaque changement idéalement répond à un besoin. Il s’agit par conséquent d’en faire l’analyse et de comprendre son écologie. Une fois que le changement aura été opéré, que va-t-il représenter pour moi? Qu’est ce qui va changer dans ma routine? Vais-je continuer à venir tous les matins et avoir 5 minutes pour lire mes mails? Cette analyse va permettre d’ancrer le changement afin que chacun puisse se projeter dans la nouvelle situation. C’est aussi une manière de positiver le changement et de ne pas uniquement considérer les aspects plus difficiles.
C’est cela remplir le vide?
AR: Oui. Cela revient à porter un regard holistique sur les choses. Cette vision systémique manque souvent dans les changements qui sont généralement présentés de manière linéaire, avec les étapes 1, 2 et 3. Adopter cette approche systémique permet de mobiliser plusieurs énergies différentes. Il s’agit ensuite de faire des points réguliers, de célébrer les petits succès, de valoriser les collaborateurs et de les rassurer. Les RH doivent également s’assurer que l’équipe managériale est alignée afin de répondre aux questions et combler ces vides. Sinon, le collaborateur remplira lui-même ces blancs avec des bruits de couloir.
SS: Personnellement, je n’ai pas un backgroud de RH, j’ai eu un parcours de directrice générale, dans le marketing et le commercial, donc je vois sans doute les choses un peu différemment. Pour moi, le rôle du RH est de faciliter la transition. Combler les vides serait plutôt le rôle du management et des cadres. Eux sont sur le terrain et connaissent les collaborateurs personnellement. C’est à eux qu’il faut déléguer la responsabilité d’expliquer, de rassurer et de parler avec les équipes.
Qu’entendez-vous par facilitation?
SS: Les RH sont des relais pour arbitrer le changement et apporter un soutien logistique. Mais ce sont les cadres qui doivent accompagner l’humain, combler ce vide et avoir ce dialogue et cette communication bidirectionnelle afin de faire remonter ce que les gens pensent. Les cadres sont les chevilles ouvrières d’un changement.
SB: Dans le monde VUCA (volatile, incertain - uncertain en anglais -, complexe et ambigu) actuel, le changement ne se vit plus de manière séquencée mais de manière permanente. Dans ce contexte, le rôle des RH est de créer les conditions d’une évolution permanente, où l’entreprise pourra dévier du chemin tracé avec agilité et si besoin contourner les obstacles. Cela passe par le développement des compétences personnelles des cadres et l’utilisation de méthodes agiles. Plusieurs outils permettent d’ajuster les opérations en permanence, le design thinking par exemple. En d’autres termes, le livre de Kotter a sans doute un peu vieilli aujourd’hui et le changement ne se conduit plus par le haut mais en idéation, en créant des équipes transversales entre les départements, et mixte en termes de compétences personnelles et professionelles.
En effet, le livre de Kotter date de 1996... Dans un chapitre sur l’entreprise du futur, il prédit moins de couches hiérarchiques, plus d’autonomie des acteurs, la montée en puissance des équipes vs l’individu et l’avènement de l’entreprise apprenante... Donc nous y sommes aujourd’hui?
SB: Oui, nous sommes aujourd’hui dans un mix entre les modèles traditionnels de gouvernance et des entreprises aux modèles plus «libérés».
AR: Je vous rejoins complètement. Quelle entreprise peut faire des projections à plus de trois ans aujourd’hui? Ce monde VUCA agit aussi sur les individus. Ils sont plus stressés, le contexte est moins stable et il n’y a plus de visibilité à long terme. Je le constate avec les jeunes générations pour qui cette adaptabilité permanente est naturelle. Ils sont aussi dans l’instantanéité. Il y a 20 ans, nous prenions le temps avant de décider, il y avait des étapes à suivre pour initier une transition, alors qu’aujourd’hui nous sommes dans l’instantanéité. Il n’y a quasiment plus de temps entre la décision et l’implémentation. Le sentiment d’urgence est permanent. Le changement est devenu une question de survie.
Ne pensez-vous pas que le monde VUCA a parfois bon dos aussi? Il justifie parfois un chaos permanent... Ne faudrait-il pas trouver un équilibre entre la lenteur d’avant et l’instantanéité d’aujourd’hui?
NC: J’aime beaucoup cette idée qu’un changement est multicouche. Le changement aujourd’hui est partout et à tout moment. Cela peut être un projet, un rachat, une nouvelle équipe... Finalement, c’est aux RH de rendre possible le développement de cette compétence au changement, de créer un espace où chacun pourra en parler, de démystifier et permettre à tout le monde d’avoir une voix. Et d’un autre côté, il faut garder une certaine stabilité et assurer une continuité du business.
SS: Absolument. Et dès qu’un changement a été initié, on se rend très vite compte que la culture va aussi devoir évoluer pour permettre cette agilité, afin d’engager les experts métier et faire remonter l’information, voire même pour modifier la vision décidée par le top management. Et c’est là qu’arrive le deuxième constat: les cadres ne sont souvent pas outillés pour accompagner ces changements. Ils ont besoin d’être formés.
Kotter serait d’accord avec vous. Lui aussi pense que le changement de culture arrive en fin de parcours. Par quoi faut-il commencer? Changer la culture ou initier le changement?
SS: À mon avis, il faut commencer par un projet concret et le changement de culture arrive en fin de parcours. Dit autrement, le DRH va capitaliser sur le projet concret pour initier un accompagnement du changement, changer les comportements et la culture mais en s’appuyant sur quelque chose de concret. Si vous commencez par un audit pour définir la culture, ce sera plus éthéré.
SB: Si je me pose du point de vue de la discipline économique, une entreprise a besoin de prévisibilité pour avancer. L’individu a lui aussi besoin de prévisibilité. Elle n’est plus à 10, 15 ou 20 ans – sauf peut-être dans certaines poches du secteur public (sourire) – mais beaucoup plus courte. Que vais-je faire pendant ma durée d’engagement chez cet employeur? Et ce n’est pas seulement générationnel, c’est très concret, c’est la vitesse de l’économie qui nous invite à ces questionnements. Le rôle du management et des RH sera donc de clarifier cette prévisibilité. Ils peuvent le faire par la culture, par des outils ou en instaurant des rythmes différents.
Qu’entendez-vous par rythmes?
SB: La vitesse à laquelle on veut un résultat. Comme la prévisibilité a diminué, les résultats doivent être visibles après quelques semaines déjà. Ce sentiment d’urgence s’explique par la rapidité des changements technologiques et par l’hyper-concurrentialité des marchés. La dimension culturelle peut donc amener de la prévisibilité lorsqu’elle permet l’adhésion à une vision de l’entreprise. Cela pourrait être un rôle des RH de formaliser cette culture.
Si vous deviez retenir un élément qui empêche les changements d’aboutir...
AR: Un changement qui ne répond pas à un besoin ou qui amène des solutions à un faux problème.
Par exemple?
AR: Il y a des effets de mode. Cela peut être un manager qui lit un bouquin à la mode et qui veux laisser une trace de son passage. Ou alors un nouveau responsable qui réorganise sa division pour montrer qu’il sert à quelque chose. Cela arrive souvent.
SS: Je dirais le manque de sens. Si les employés ne voient pas pourquoi il faut changer, ils n’y croiront pas. Un autre obstacle souvent rencontré est le manque d’alignement au niveau du comité de direction. C’est même le plus grand obstacle à mon avis. Quand certains membres de la direction n’ont pas eux-mêmes modifié leur posture managériale. Ils sont dans une posture très top-down, car pour eux c’est extrêmement déstabilisant d’évoluer vers une nouvelle culture et de faire confiance aux individus pour construire ce changement.
Mais c’est bien aux dirigeants de clarifier la vision?
SS: Oui, c’est à eux de clarifier où va l’organisation, mais le comment y arriver doit être une co-construction. Très souvent, les échecs sont dus à l’incapacité du management à grandir dans leur posture managériale.
Un autre élément?
NC: Un déficit de communication, des changements mal communiqués ou trop tard. Chaque collaborateur doit pouvoir se l’approprier. Cela prend du temps et nécessite une bonne communication afin de démystifier le changement et désamorcer les résistances.
SB: Tout à fait d’accord avec tous ces facteurs. J’ajouterais un manque de confiance des collaborateurs envers le manage- ment. Je l’ai vécu plusieurs fois. Par définition, un changement vise à améliorer une situation. Mais si cette vision n’est pas partagée avec conviction, si le changement qu’on m’impose est présenté par quelqu’un en qui je n’ai pas confiance, ce sera inutile.
Le changement doit donc être incarné par le management?
SB: Oui, c’est une question de cohérence. Ce n’est pas au moment où le changement arrive qu’il faut commencer à créer ce lien de confiance avec les équipes. Un discours soi-disant bienveillant sera mal perçu. Tout le monde le sent, en particulier les nouvelles générations qui sont moins tolérantes face au manque d’authenticité.
Quels changements organisationnels observez-vous autour de vous?
SS: Le départ progressif des Baby-boomers. D’un côté, des dirigeants, des cadres ou des chefs de service qui sont en train de partir à la retraite, et de l’autre, l’arrivée d’une nouvelle génération qui a des valeurs et une culture managériale différente. Tout l’enjeu est d’éviter le clash et de réussir la passation des savoirs. Cela implique de repenser la culture, sans perdre ce qui a fait la force et la richesse de l’entreprise, tout en intégrant les valeurs de la nouvelle génération. Nous essayons d’identifier des projets concrets, sur lesquels ces deux générations pourraient travailler ensemble, et finalement redéfinir les valeurs et la culture du futur.
D’autres exemples?
NC: Chez Forvis Mazars Suisse, nous vivons aussi ce changement de générations. La moitié de nos collaborateurs·trices ont moins de 30 ans. C’est impressionnant à quel point les offres actuelles RH du marché ne correspondent pas à leurs besoins. Comme exemples: le nombre d’heures travaillées par semaine, postes hybrides ou fixes. Pour les jeunes, la question ne se pose même plus. Ils veulent une flexibilité totale et une offre à la carte. C’est un changement radical de notre rapport au travail.
SB: J’ajouterais la disruption technologique que nous vivons actuellement, qui est en train de mettre les entreprises sous tension.
Lesquelles?
SB: Dans l’industrie, la technologie est en train de remplacer l’humain, avec l’automation des chaînes de production par exemple. Ailleurs, l’intelligence artificielle transforme la création de contenus. La technologie permet aussi de travailler de manière hyper décentralisée ce qui redéfinit l’espace collectif vécu par les équipes.
AR: J’ajouterais la virtualisation des échanges et cette évanescence de la communication et des rapports humains. Quand vous travaillez au bureau, vous êtes obligé de créer des liens avec vos collègues. Mais de plus en plus, le travail se fait depuis la maison, depuis la plage ou depuis l’étranger. Les jeunes ne comprennent d’ailleurs plus le concept du bureau fixe. Cette culture du tout virtuel post-pandémique est aussi un environnement où il devient très difficile de mettre des règles. Ces relations virtuelles sont aussi beaucoup plus détachées et impersonnelles.
NC: Oui, nous vivons une époque phénoménale qui nous oblige à casser les codes et à revoir nos habitues. C’est un privilège de vivre cette transformation qui va, je l’espère, remettre l’humain au centre.
Les intervenants
Anouchka Ramu est co-fondatrice et associée de Sekoia Services SA (réinsertion professionnelle) et Vice-Présidente RH et Facilities pour le Groupe ID Quantique (cybersécurité quantique) qui emploie 135 personnes dans le monde.
Sylvain Babey est le fondateur et directeur de B-Strategy SA. Il accompagne les humains en entreprises pour augmenter leur performance et propose du management de transition et du conseil en stratégie. Il est aussi responsable du réseau pour la Suisse au Self-Leadership Lab de l’Université de Genève.
Sandra Schweighauser est consultante indépendante pour BusinessKeys. Elle est aussi chargée de cours en gestion du changement à Executive Education HEC Lausanne et à la HES-SO.
Nina Costioli est Head of People & Culture chez Forvis Mazars Suisse (audit et conseils financiers). La société compte 40 000 personnes dans le monde dont 500 en Suisse. Le nouveau CEO de Forvis Mazars Suisse SA est Angelo Accardi.